[Libre] Moisson

Tout avait été presque trop facile. Les vivants étaient décidément si faibles, incapables de résister à leurs pulsions primaires. Il suffisait d'agiter le bon sucre, et ils se précipitaient vers la récompense sans penser au couteau qui se glissait calmement sous leur gorge. Alors, quand l'acier tranchait la chair et répandait leur sang, c'est étonné qu'ils sentaient leur vie couler par terre, formant une flaque rouge. Ils mouraient alors stupidement, cherchant en l'air une sortie de secours, un moyen d'échapper au froid amer qui s'emparait d'eux.

- Une chambre, n'importe laquelle tant qu'il y a un grand lit. demanda l'homme avec l'air joyeux de celui qui allait passer une bonne soirée.

L'aubergiste lui tendit une clé sur laquelle il avait été gravé au couteau "119" et récupéra la piécette d'argent qu'on lui tendait en échange. Il expliqua, bien inutilement, que la chambre se trouvait au premier étage, et regarda monter cet étrange couple, qu'un chat suivit en courant.

La femme, frêle et mince, n'était que très légèrement vêtue, malgré la température qui régnait dehors. Elle ne portait ainsi qu'un débardeur rouge et une jupe orange tous deux particulièrement courts. Elle était un peu plus grand que lui, mais il fallait avouer que l'aubergiste n'était pas un géant. L'homme a ses cotés était bien plus grand. Il était drapé d'une cape de voyage noire qui ne cachait pas du tout l'épée à sa ceinture. Il était bien plus chaudement vêtu, et devait sans doute être un de ces aventuriers. Il boitait et s'appuyait sur un grand bâton noir qui touchait presque le plafond. C'était un jeune couple tout ce qu'il y a de plus habituel, s'étant sans doute formé à la va-vite à la taverne - ils titubaient et riaient beaucoup - et venu s'isoler pour consommer l'addition.

La chambre 119 était un modèle de luxe en matière d'auberge. Le matelas était rembourré de laine et non pas de paille, un baquet permettait de prendre un bain directement dans la chambre, et des peaux animales étaient disposées sur le sol. Le plus impressionnant était néanmoins la propreté. Alors qu'en général, les auberges sont d'une propreté relative, cette chambre sentait vaguement la cire et le savon noir.

La jeune demoiselle se jeta sur les duvets de plumes et les draps en soie tout en regardant son compagnon se délester de son attirail martial et de sa cape. Il ne lui avait pas fait beaucoup d'effet au premier abord, mais ses mots semblaient emprunts de magie, et elle n'avait pu résister à l'envie de suivre ses paroles et entendre encore un peu le timbre envoûtant de sa voix. Elle ne se souvenait plus vraiment à quel moment ils avaient décidé de s'éclipser pour trouver une chambre, mais quelle importance? Cet homme était élégant, charmant, puissant. Il était certes un peu étrange, mais elle n'allait pas dire non à ce genre de poisson doré. Elle s'allongea sur le dos et leva les jambes en l'air pour presser sa prise.

Slize n'avait déposé que son épée. Il se servait de son bâton pour atteindre le lit où la jeune écervelée qu'il avait séduite l'attendait, invitante. Elle avait été une proie facile, grâce à l'influence renforcée qu'il avait sur les gens et tous les verres qu'ils s'étaient offerts. Quand il lui avait demandé si elle croyait à la mort, elle lui avait raconté comment sa meilleure amie avait été emportée devant ses yeux par une Ombre. La jeune femme en était restée traumatisée, mais un simple changement de sujet lui avait complètement fait oublier ce qu'elle venait de dévoiler. L'imbécile.

La future victime vit son amant changer imperceptiblement. Ses traits étaient un peu plus brouillons, ses joues semblaient mangées par une barbe de trois jours, ses yeux affolés se posaient sur tout ce qu'ils pouvaient saisir, son sourire n'était plus chaleureux mais épouvantable. Une sorte de forme vint se placer en surimpression par-dessus lui, comme une grande silhouette noire et amère, au visage masqué par un capuchon qui annonçait les larmes et les regrets. La silhouette brandissait une arme menaçante, et sous son couvre-chef le visage de la mort riait aux éclats.

La jeune femme cria, mais son hurlement resta muet. Slize avait précipité son poing gauche sur le cou tendre et étranglait la peur de la vivante. De son autre main, il tira de sa ceinture le fer de sa faux. Avant de pénétrer dans la taverne en tout premier lieu, il avait démonté son arme, rangeant le tranchant dans son dos à coté du Magister Dixit, et s'appuyant sur la hampe comme s'il s'était agit d'un simple bâton anodin. Ainsi, retenant la détresse de sa conquête, il entreprit de l'éventrer proprement avec son arme diminuée. Elle devenait bleue, et regardait avec effroi ses viscères mis à jour. Une entaille immense parcourait son corps depuis son épaule droite jusqu'à sa hanche gauche, mais aucun organe n'avait été touché dans l'opération. Elle était toujours parfaitement vivante, et elle ne pourrait pas mourir de cette mutilation. Son bourreau, au-dessus d'elle, prenait visiblement un plaisir malsain à la dénuder de sa chair même, et le sang qui giclait sur son visage ne semblait pas le déranger le moins du monde.

Il stoppa enfin la découpe morbide, et reposa sa lame sur le lit. La pression de sa main se relâcha, mais il savait qu'elle n'essaierait pas de hurler. Elle était tout simplement trop abasourdie pour cela. L'Ombre apprécia son travail un temps, voyant l'horreur sans pareil qu'il infligeait. Elle n'aurait pas pu fuir même si ses jambes l'avaient portée, car ses organes vitaux se seraient alors prestement répandus au sol. L'homme la caressa, parcourut son visage couvert de sueur et tendu d'épouvante, agaça un sein encore entier qui ne réagissait pas, glissa sous la jupe pour s'amuser un peu de l'inefficacité de ses propres gestes. Mais toutes les bonnes choses avaient une fin. Il laissa un dernier baiser sur ses lèvres tremblantes, puis alla chercher son bâton.

La jeune femme était encore à peine consciente. Bientôt, la Mort lui offrirait son dernier et affectueux baiser, et enfin elle serait délivrée de toute cette souffrance. Slize, bâton dans la main gauche, se plaça au chevet de la mourante, et plongea sa main libre dans le torse béant. Sa victime tressauta comme sous le coup d'un électrochoc, et chercha de l'air, aspirant et avalant la moindre goulée d'oxygène. Sous son visage, on pouvait voir ses poumons se gonfler et se dégonfler au rythme de sa respiration. L'Ombre n'eut pas longtemps à chercher pour trouver le cœur. Il le saisit d'une main ferme, et l'arracha hors de la cage thoracique, arrachant les artères et les veines. Le sang gicla et se répandit partout où il le pouvait, tandis que le muscle palpitant finissait ses derniers battements. Comble de l'horreur, la dernière vision trouble de la jeune femme malchanceuse fut son propre coeur qui mourait lui aussi.

Slize ressentit l'habituelle ivresse qui suivait la mort d'un être vivant à proximité. Mais cette fois-ci, l'impression de force qui suivait disparut presque instantanément. En même temps, sur son bâton, un visage spectral était apparu sur la surface auparavant lisse. L'Ombre observa l'arme. Il venait de récolter sa première âme.

De retour à la taverne, l'homme décida de fêter l'occasion. Il trouva une table munie de plusieurs chaises dans un coin d'ombre et commanda un Dark Angel à une serveuse qui tournait dans la salle, assaillie par les commandes de clients tous plus ivres les uns que les autres. Il fallut un certain temps pour que le cocktail noir arrive, et Nightmare avait rejoint son humain pendant ce temps. Interdit d'auberge, il était partit chasser en attendant de retrouver son compagnon d'aventures.

- Un autre. demanda immédiatement Slize en recevant sa boisson.

Il but une gorgée, et la vodka noire lui réchauffa l'œsophage. C'était une bonne soirée.

Un idiot? Un désespéré? Un fou peut-être? Pouvait-il être dangereux? Ou inoffensif? S'il était de la milice, il n'y avait pas de souci à se faire; ils étaient si incompétents et dépassés qu'ils n'avaient pas les moyens d'arrêter l'Ombre. Venait-il pour le livre? Non, ce n'était pas possible, personne ne connaissait son existence. Dans tous les cas, il ne pouvait pas rester impassible.

La jeune morte était assise sur une chaise en face, ses tripes étalées derrière elle laissant une trace facile à suivre de son passage. Sans doute à cause de l'animation qui régnait, personne ne sembla remarquer la présence du cadavre mutilé, ni des organes vitaux encore chauds qui jonchaient le sol. Il n'y avait pas âme qui vive pour constater que cette charmante demoiselle avait le ventre déjà prêt pour une autopsie, ou qu'il remplissait elle-même ses verres avec son propre sang.

Son "cavalier" semblait fort amusé de la situation. Slize avait envie de découper un sourire plus large dans les joues de ce présomptueux. Son visage était un peu grotesque, comme les traits d'un animal qui aurait été possédé par un démon supérieur, ou quelque chose de ce goût-là. Le résultat était poignant, et l'Ombre aurait sans doute gardé un profil bas à coté d'un personnage si haut en couleur. Mais l'homme habillé de gris était actuellement dans une fureur noire, et il ne songeait qu'à aplatir le nez fin avec une bouteille. Il serra la main sur son verre, et ses articulations blanchirent. Ses yeux gris affrontèrent les pupilles rouges sans ciller, et il serra les dents.

- Je crois que vous vous êtes trompé de table. conseilla l'Ombre. Vous feriez mieux de revenir en arrière et de faire un autre choix.

Il n'avait pas bougé, toujours penché au-dessus de son verre, sa faux reconstituée en chemin posée derrière lui dans le coin du mur.

L'intimidation n'allait sans doute pas fonctionner avec lui. Il s'était relevé, abandonnant le cadavre qui s'entassa mollement par terre, et roulait des mécaniques, fier comme un coq. Visiblement, le manque de réaction de la part de l'Ombre l'avait déstabilisé. C'était une bonne chose, car à présent c'était lui qui menait la danse, agitant la cape rouge devant le taureau. Le regard de l'inconnu flambait de colère et ses traits ressemblaient à ceux d'une gargouille fort laide. Slize vida le reste de son verre d'un trait, négligeant superbement son interlocuteur debout en face de lui.

- Et pourquoi ça? Tu te prends pour qui, petit lapin? Penses-tu me faire peur, même si tu fais un excellent travail en question de dissection...J'avoue que ça avait l'air plaisant de massacrer cette jeune fille...
"Tranche-lui les mains." suggéra le chat sous la table à son humain.
- Tu dois bien avoir peur pour te lever comme ça et essayer de m'intimider, non? rebondit Slize d'une voix calme, l'ombre d'un sourire au coin des lèvres.

C'était assez amusant finalement. Ce bâtard en face souffrait visiblement d'un complexe d'infériorité aussi impressionnant que sa carrure. Le faire sortir de ses gonds était si simple que Slize se demanda si il n'y avait pas un piège là-dessous. Finalement la serveuse réapparut avec la nouvelle consommation et un plateau de verres vides.

- Encore un s'il-vous plaît. demanda l'Ombre à la serveuse. Et pour mon invité... je pencherais pour une bergamote, si vous en servez. termina-t-il plus fort, en appuyant sur le nom de l'infusion de plantes.

Il jeta un regard provocateur à son "ami" en face, attendant de voir sa réaction à cette insulte.

[Oupslà, une faille spatio-temporelle créée par des perturbations scolaires et familiales de fin de fêtes a déchiré la toile de l'univers de glande perpétuelle dans lequel je suis habituellement plongé... désolé du retard :p ]

L'insulte à peine voilée n'avait pas vraiment fait mouche, et l'autre annula la commande avec dédain, jetant un regard carnassier sur la serveuse qui s'empressa de se cacher dans la foule. Son tortionnaire se tourna à nouveau vers l'Ombre, l'air sérieusement en colère. Peut-être Slize avait-il fait mouche en fin de compte.

- Tu me prends vraiment au sérieux toi ou quoi? demanda sans avoir l'air de rire l'étrange homme debout.

Le personnage assis vida la moitié de son verre sans se presser, puis sourit de toutes ses dents noircies. Il était sur le point de proposer à la personne en face de lui de s'asseoir aussi, quand ce dernier reprit la parole.

- T'as envie d'être plate et ennuyeux, c'est ton choix, mais ne me cherche pas avec ton petit air supérieur et calme...
"C'est une menace voilée?" s'interrogea Nightmare qui faisait un tour d'observation autour de ce potentiel ennemi, discrète tache noire sur le sol sombre.

Slize cessa de sourire. La première menace venait de fuser, et il ne savait toujours pas à quoi s'en tenir concernant le fou furieux en face. Etait-il très fort? Pouvait-il être retourné en ami? Fallait-il le tuer? L'Ombre avait une furieuse envie de saisir le bouquin à sa ceinture, mais il ne pouvait pas risquer de se le faire voler aussi bêtement. Il aurait fallu qu'il puisse s'isoler un minimum, mais partir aurait été un signe de faiblesse, alors qu'envoyer paître le coléreux pouvait être dangereux. Après avoir pesé aussi vite que possible le pour et le contre, il décida finalement qu'il valait mieux choisir la solution qui offrait la plus longue espérance de vie. Au pire, il pourrait toujours le démembrer plus tard...

- Je ne vous cherche pas. répliqua ainsi l'homme en cape, en saisissant à nouveau son verre. Mais que suis-je censé penser quand on m'amène un cadavre dans un bar? Et avec ces mots, il but le reste de son verre, incertain de pouvoir le finir plus tard.